Lecture de 7 minutes Cet article est le troisième d’une série sur le management informel et l’analyse stratégique. Vous allez découvrir ici :
Pour la suite de notre exploration de la face « cachée » des organisations, je vous propose d’approfondir une notion que j’avais brièvement mentionnée dans un article précédent : celle du pouvoir informel. Mais pourquoi le pouvoir ? Parce que tout le monde en a quelques notions/représentations mais que ses implications sont la plupart du temps bien mal comprises, et que maîtriser les leviers du pouvoir informel offre de clés précieuses au management pour naviguer « sous l’iceberg » de l’entreprise, c’est-à-dire dans sa dimension informelle. Qu’est-ce que le pouvoir ? Les fondamentaux Dans notre culture, le terme « pouvoir » est souvent connoté négativement et associé à la manipulation, au contrôle et à la domination, alors qu’il est avant tout « capacité d’agir » (pouvoir faire quelque chose - première définition du dictionnaire) : j’ai du pouvoir parce que je peux aller faire mes courses au supermarché, ou parce que mon chef me fait confiance et que je peux organiser mon travail à ma manière. La capacité d’agir n’exclut pas la domination ou la manipulation, mais disons que ces dernières sont plutôt exceptionnelles et que nous en resterons pour l’instant à cette première définition : pouvoir = pouvoir agir. Pour comprendre les dynamiques du pouvoir il est également nécessaire de faire un lien avec une autre notion, celle de la motivation. Qu’est-ce qui motive les gens au sein d’une organisation ? Les motivations sont bien évidemment nombreuses et varient d’un individu à l’autre, mais il existe un dénominateur commun, une motivation générale qui nous anime tous nous les humains, indépendamment de notre statut hiérarchique ou du type d’entreprise dans laquelle nous travaillons : nous désirons tous améliorer notre situation, ou au pire la préserver*. Ce désir d’améliorer sa situation peut prendre des formes très diverses : obtenir une promotion, une augmentation ou un petit avantage, travailler avec des collègues que l’on aime bien ou sur un projet qui éveille en nous un intérêt particulier, développer ses compétences, ou encore utiliser un outil ou une technologie qui nous simplifie la vie, etc. Pour améliorer sa situation au sein d’un contexte donné, un individu va se fixer des buts et chercher à acquérir du pouvoir. Encore un fois, j’insiste, il s’agit de pouvoir agir – et pas nécessairement de pouvoir de manipulation ou d’autorité. Je désire faire les courses pour préparer un bon repas à mes enfants et je peux le faire, donc j’ai du pouvoir. Je désire organiser mon travail à ma manière et mon chef me laisse des marges de manœuvre, donc j’ai du pouvoir. Puisque l’humain a besoin de pouvoir pour améliorer (ou préserver) sa situation, les organisations sont le terrain de jeu de dynamiques de pouvoir complexes, ou les désirs des uns vont parfois entrer en concurrence avec ceux des autres : j’ai pour objectif d’obtenir une promotion mais suis en concurrence avec trois de mes collègues pour le poste de manager qui vient de s’ouvrir ; je souhaite qu’on me laisse faire mon travail tranquillement mais mon chef me met la pression et me micromanage ; je voudrais suivre une formation pour développer mes compétences mais les RH me la refusent…les « luttes de pouvoir » sont omniprésentes dans le quotidien de nos entreprises, et se jouent souvent à notre insu. Pour le management, la question n’est donc pas de savoir comment supprimer les jeux de pouvoir, mais plutôt d’accepter que le pouvoir fait partie intégrante du jeu et d’en utiliser les leviers à son avantage – et celui des autres. Avant de voir comment faire cela de manière concrète, nous allons encore faire un petit détour pour comprendre les sources du pouvoir. Les 5 sources du pouvoir Comme nous l’avons vu dans un précédent article, tout individu possède un besoin fondamental de cultiver son «jardin secret» et de s’aménager des marges de manœuvre pour faire les choses à sa manière, selon sa sensibilité et ses possibilités. Le pouvoir est constitué par ces « jardins secrets » qui nous procurent parfois des avantages ; une information que l’on possède et que l’on garde pour soi, un « tour de main » personnel que l’on ne divulgue pas, l’accès à un réseau ou un carnet d’adresses, la maîtrise d’une compétence clé, le contrôle de son emploi du temps (qui permet de faire les choses « à sa manière »), la maîtrise de celui des autres, etc. Ces « jardins secrets » ne sont pas des pratiques illégales ou malhonnêtes (elles ne le sont qu’en des cas exceptionnels), mais qu’ils font bel et bien partie intégrante de toute action collaborative : ils constituent les coulisses d’une organisation, sa partie informelle qui s’incarne à travers les pratiques réelles en vigueur sur le terrain. Donc plus un individu possède de marges de manœuvres et de « jardins secrets », plus il possèdera potentiellement de pouvoir informel. Il existe cependant d’autres facteurs qui vont jouer un rôle dans la balance du pouvoir :
Exercice pratique
Notes : * Toutes les formes de vie (végétales, animales, humaines) sont animées par deux dynamiques, l’une d’expansion (se développer, croître, évoluer, agrandir son territoire ou augmenter ses ressources), l’autre de conservation (lutter pour maintenir ses acquis en cas de « coup dur », ou en situation de crise). Chez les humains, améliorer sa situation s’inscrit dans cette logique d’expansion et constitue une motivation primaire. A lire pour aller plus loin : Friedberg, E. (1997). Le Pouvoir et la Règle. Dynamiques de l'action organisée. Le Vallois, F. (2017). Les invariants du management : l’exercice de l’autorité au-delà des modes. Mintzberg, H. (2007). Le pouvoir dans les organisations. Paris J-M Pelt. La loi de la jungle. J-M Pelt. La solidarité. Chez les plantes, les animaux, les humains.
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Lecture de 9 minutes Cet article est le deuxième d’une série sur le management informel et l’analyse stratégique. Vous allez découvrir ici :
Organigrammes, processus, procédures, tableaux de pilotage, règlements internes et externes, plans d’action…ils sont nécessaires et rassurants mais la dimension formalisée ne constitue jamais une garantie de succès : nous avons tous été confrontés à des projets qui avaient tout pour réussir "sur le papier", et qui ont échoué sur le terrain. Les dirigeants expérimentés le savent bien, l’essentiel se passe à un autre niveau : celui des marges de manœuvres que se préservent les acteurs, celui des alliances, des négociations en coulisse, des dynamiques de pouvoir...En bref dans la dimension « cachée » de l’organisation, qui échappe à l’officiel et au formel. Dans le dernier article que j’ai publié, nous avons vu qu’il existait deux manières complémentaires de concevoir le management et la gestion de projet : la première consiste à faire des plans et les imposer sur la réalité (logique dite « du plan d’action », qui est ancrée dans notre culture depuis plus 2500 ans*), et la deuxième qui nous invite à observer de manière fine l’environnement et les situations afin de cerner les enjeux (souvent cachés), les potentiels, et d’agir au bon moment pour que la victoire soit inéluctable (ou tout du moins, et plus modestement, pour maximiser ses chances de réussite). Selon cette deuxième logique, certains projets malgré leur qualité sur le papier sont voués à l’échec - car la situation est trop défavorable - et d’autres ne peuvent que réussir car les conditions propices sont réunies : il s’agit donc pour le management de « cerner les tendances » pour agir au bon moment et mettre toutes les chances de son côté. Pour illustrer de manière concrète l’application de cette logique stratégique, je vous propose un modèle d’analyse organisationnelle qui va nous aider à comprendre ce qui constitue la réalité du fonctionnement d’une entreprise en incluant ses dimensions cachées. L’intérêt de ce modèle est qu’il s’appuie sur des « invariants », c’est-à-dire des principes généraux applicables à toutes les organisations, indépendamment de leur taille, de leur domaine d’activité ou de leur structure hiérarchique et qu’il est donc transférable à tous les contextes. Un modèle d’analyse stratégique : les trois dimensions de l’organisation** Toute organisation est composée 3 dimensions entremêlées et pourtant bien distinctes : 1. La dimension formelle : cette dimension comprend les organigrammes, structures, procédures, processus, outils, bref de tout ce qui est visible, officiel et formalisé : elle est observable en lisant par exemple la communication officielle, en regardant le site web, l’aménagement des locaux, ou en s’intéressant aux documents et procédures internes. La dimension formelle constitue la partie visible de l’iceberg : elle nous donne une première "photographie" de l’entreprise, mais ne représente qu’une vision partielle de la réalité, et s’appuyer uniquement sur cette dimension pour piloter un projet n'est pas suffisant, l’essentiel se passant à un autre niveau. 2. La dimension informelle : cette deuxième dimension représente la partie immergée de l’iceberg et contient les clés de la réussite ou de l’échec des projets. Elle est constituée de deux éléments principaux :
c’est par exemple le pouvoir de l’expert technique qui travaille dans l’entreprise depuis 30 ans, qui connait toutes les machines, qui possède un savoir-faire et un ensemble de connaissances que personne d’autre ne possède, et qui se garde bien de toutes les divulguer. C’est le pouvoir de la secrétaire qui détient l’accès à l’agenda du patron. C’est le pouvoir du concierge qui connaît tout le monde à tous les échelons de la hiérarchie, ou du vendeur qui possède un carnet d’adresses qu’il peut négocier... Dans le management d’un projet, évaluer les « jardins secrets » consiste donc à évaluer la répartition du pouvoir informel – pas uniquement le pouvoir hiérarchique - chez les parties prenantes Deuxièmement, parce que les « jardins secrets » obéissent à une règle implicite : ils détestent être mis en lumière ! Les acteurs d’une organisation s’aménageant chacun à leur manière des marges de manœuvres pour améliorer ou préserver leur situation, ils lutteront à priori contre tout ce qui menace de révéler leur tour de mains, leurs savoir-faire leurs recettes personnelles, les informations qui leur procure un petit avantage, leurs bonnes pratiques, et ce qui risque d’une manière générale de leur enlever du pouvoir. C’est ce qui explique le fameux phénomène des "résistances au changement", quand les gens ont le sentiment d’avoir plus à perdre qu’à gagner. Pour le management, tenter de mettre en lumière les « jardins secrets » à travers un excès de formalisation est donc illusoire et contreproductif, puisque les gens résisteront de manière plus ou moins ouverte, et qu’ils se procureront de nouvelles marges de manœuvres à la première occasion (nous l’avons vu, l’être humain a besoin de préserver sa zone personnelle). Récapitulons : les « jardins secrets » sont un invariant de toute activité collective. Ils constituent une source de pouvoir informel, et les mettre en lumière à travers la surformalisation peut provoquer des résistances. Il s’agira donc pour le management de tenir compte des dynamiques de pouvoir et des marges de manœuvres que se préservent les acteurs, sans pour autant chercher à les aborder de manière frontale ni les expliciter, et c’est là toute la complexité de la tâche : formaliser pour éviter le désordre lié au flou, mais jusqu’où ? Laisser aux acteurs des marges de manœuvres pour faire les choses à leur manière, mais avec quels garde-fous et quelles limites ? 3. La culture d’entreprise : cette troisième dimension constitue l’ADN de l’organisation et englobe à la fois les dimensions formelles et informelles : pour reprendre l’analogie de l’iceberg, la dimension culturelle serait ainsi à la fois l’océan et l’environnement extérieur (le climat, la météo). La culture d’une organisation ne peut donc être définie uniquement par la charte RH ou les valeurs d’entreprise. En prolongeant cette logique, vouloir transformer la culture d’une organisation ne peut se faire uniquement par la formalisation de valeurs et de principes directeurs, mais doit passer par la mise en place de nouvelles pratiques observables et mesurables, en lien avec ces valeurs. C’est donc tout le système qui doit évoluer. Etablir une cartographie de la culture d’une organisation et de ses particularités formelles et informelles est donc essentiel et nous fournit des clés essentielles pour la communication et le pilotage des projets : nous ne positionnerons par exemple pas un projet de la même manière au sein d’une entreprise pour qui le changement est continu et valorisé (Google, le monde des startups), au sein d’une organisation bureaucratique (l’administration publique) ou dans une entreprise chez qui il existe en fossé entre les valeurs affichées et la réalité du terrain (Madoff, France Télécom en 2009). Exercice pratique – analyse stratégique
Notes * François Jullien : « Traité de l’efficacité » ** M. Thévenet : « la culture d’entreprise » ***Le terme « jardin secret » que j’utilise est l’équivalent du concept de « zones d’incertitudes » de la sociologie des organisations **** Il ne s’agit pas ici de « pouvoir » au sens de « manipulation » ou de « domination », mais de « pouvoir agir » (« être capable de », première définition du dictionnaire) : avoir des marges de manœuvres procure donc un "pouvoir d’agir à sa manière" pour améliorer – ou au minimum préserver – sa situation. Tout travail collaboratif constitue ainsi un grand « jeu de pouvoir », où les acteurs vont s’efforcer d’en acquérir en s’aménageant des « marges de manoeuvres » et en négociant de manière explicite ou non avec les autres. A lire pour aller plus loin Crozier, M., Friedberg, E. (1977). L'acteur et le système : les contraintes de l'action collective. Friedberg, E. (1997). Le Pouvoir et la Règle. Dynamiques de l'action organisée Thévenet, M. (2015). La culture d'entreprise Lecture de 5 minutes
Cet article est le premier d’une série sur le management informel et l’analyse stratégique. Vous allez découvrir ici :
Il existe deux manières très différentes d’appréhender la gouvernance, le management et ce qui constitue globalement la gestion du changement : La première est liée à notre culture occidentale et nous l’appellerons « la pensée de l’action héroïque » : elle représente une façon tellement naturelle et habituelle de fonctionner, et nous l’avons intégrée si profondément qu’elle nous est devenue invisible, nous ne la remettons pas en question puisque nous ne la voyons même plus. Historiquement et culturellement, cette manière de penser notre rapport au monde est issue de la tradition grecque : c’est elle qui pousse le héros mythologique à accomplir des exploits surhumains (les 12 travaux d’Hercule, l’Odyssée), et qui valorise le talent, le courage et la bravoure (les victoires d’Achilles pendant la guerre de Troie, Thésée contre le Minotaure). Selon cette vision, et à l’instar du héros sur le champ de bataille, le monde est conquis, domestiqué, soumis à notre volonté, et nous agissons sur la réalité pour la transformer et la conformer à nos désirs. C’est la logique de l’application de la théorie (ou d’un modèle/concept/outil) sur le terrain. Profondément ancrée dans notre culture, nous suivons cette logique dans tous les domaines dans notre société : à l’école (le programme scolaire, les différents niveaux, les objectifs d’apprentissage) comme en management (les outils de pilotage, les plans d’action et de communication, les objectifs annuels, les KPI, etc.). Cette logique d’action a ses avantages (elle rassure en donnant un sentiment de maîtrise, elle permet de s’orienter et de se situer) mais aussi ses limites : nous avons tous en effet connu des projets qui avaient tout pour réussir sur le papier mais qui n’ont pas marché, été frustré par un outil qui ne correspondait pas aux besoins réels, ou dû appliquer des procédures absurdes déconnectées de la réalité du terrain. Une deuxième manière de concevoir le rapport au monde est issue de la pensée chinoise traditionnelle, et nous l’appellerons ici « pensée stratégique » : contrairement au héros Grec, le stratège chinois ne mise pas sur l’action héroïque pour vaincre l’ennemi, mais s’appuie plutôt sur la ruse et l’observation attentive du monde pour « cerner les tendances » et agir au moment propice. Selon cette logique, le sage attendra par exemple que l’ennemi soit fatigué et démoralisé pour qu’il se rende sans avoir à combattre, car mieux vaut vaincre sans effort et en agissant au bon moment qu’en cherchant la gloire mais en s’épuisant sur le champ de bataille et en gaspillant des ressources. C’est une pensée de l’efficience et de l’action juste au moment juste, qui nécessite des compétences telles que l’écoute, la sensibilité, l’observation, l’intuition…c’est également un rapport au monde différent, qui ne le considère pas comme un objet à conquérir, et qui nous invite plutôt à faire preuve d’intelligence et d’esprit d’analyse afin d’attendre que la situation soit favorable pour qu’au moment d’agir la victoire soit inéluctable. Back to management. Quelles sont les implications de ces deux manières d’appréhender la réalité pour le quotidien des managers ? Nous l’avons vu, chercher à imposer des modèles théoriques sur une réalité complexe marche rarement aussi bien qu’on l’aurait espéré, et le risque de délit de naïveté et de frustration est grand. Tout comme l’humain, le réel résiste et ne rentre jamais complètement dans les cases qu’on a prévu pour lui. D’un autre côté, cette manière de fonctionner est profondément ancrée dans nos habitudes, et on ne peut pas simplement l’écarter ni faire abstraction de 2500 ans de conditionnement historique, social et culturel dans l’espoir naïf de réinventer le management. Sans faire complètement l’impasse sur l’utilisation d’outils/modèles/concepts et en restant prudents et lucides par rapport à leurs limites, la « pensée stratégique » nous propose de porter un regard différent sur notre management, et un ensemble de pratiques alternatives et complémentaires à l’approche « de l’action héroïque ». Pistes d’action pour un management par la « pensée stratégique » :
A lire pour aller plus loin :
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